lundi 7 février 2011

Précisions sur les « Bases préliminaires »

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CONTRIBUTION CRITIQUE À LA CRITIQUE 

Force Étudiante Critique est une tendance au sein du mouvement étudiant. Sa première action a été la publication du texte « Bases préliminaires pour une grève générale illimitée victorieuse » rendu disponible dans le cahier de congrès de l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante (ASSÉ) du 4 décembre 2010 et distribué massivement lors de la manifestation du 6, à Québec. Cette diffusion à mille exemplaires dans la rue tentait de briser l’isolement des réflexions stratégiques aux seuls documents d'instances, peu consultés par la population étudiante mobilisable. Dans les pratiques courantes, cette base étudiante a davantage été habituée à recevoir du matériel d'information sommaire sur la situation pendant que les débats organisationnels lui étaient extérieurs. Notre appel s’adresse à toutes les personnes constituant cette base. 

Ce texte a été écrit avec de fortes prétentions. Établir les bases préliminaires en vue d'une grève victorieuse n'est pas une mince tâche et, surtout, elle dépasse largement les frontières d’un groupe comme le nôtre. Après avoir reconnu ces limites, cette entreprise a le devoir d’être critique de la forme actuelle du mouvement étudiant de gauche en général, et de l’ASSÉ en particulier. Les tendances à la bureaucratisation ainsi qu’à la déconnexion entre les militant-e-s spécialistes et la population étudiante y sont palpables. Ces qualités bloquent du coup le potentiel de réalisation de la forme de syndicalisme de combat à laquelle l’ASSÉ adhère depuis sa fondation en 2001. 

Cette thèse est développée en détail dans le premier texte. Elle a beaucoup fait réagir, surtout de manière informelle. Quelques bonnes critiques ont été émises, mais le débat n’a pas été aussi soutenu que souhaité. Dans ces circonstances, quatre éléments très contestés de Bases Préliminaire ont été identifiés et feront ici l’objet d’une réponse. D'abord, sera approfondie notre proposition de rejet du symbole du carré rouge, car elle a provoqué des réactions ambivalentes, dont plusieurs interrogations émotives. Ensuite, la majorité des commentaires reçus concernent l’interprétation de l’histoire de l’ASSÉ depuis sa fondation, des précisions s'imposent donc. Par la suite, est dressé un portrait critique plus affiné de la participation de l'ASSÉ à des grands regroupements, dont la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, de laquelle nous croyons qu’un retrait est la meilleure option. Finalement, certaines personnes bien établies dans le milieu militant ont été déstabilisées par nos analyses au point de faire usage d’arguments ad hominem. Leur intérêt quant à l'identité des signataires plutôt qu'au contenu de nos thèses sont symptomatiques d’une dynamique de travail malsaine au sein du mouvement. Ce thème sera abordé au dernier chapitre. 


PREMIÈRE PARTIE: LE CERCLE VICIEUX DU CARRÉ ROUGE 

La vie quotidienne de nos contemporains se résume plus que jamais à une exorbitante accumulation d'images. Les moyens modernes les multiplient et les transforment au point de bouleverser leur fonction et par extension, nos conceptions du monde. Si par le passé elles ont parfois joué un rôle superficiel, leur pouvoir étant contrebalancé par les figures autoritaires traditionnelles (père, professeur, prêtre, patron), aujourd’hui elles sont partout et on les consomme sans relâche. Alors qu’une grande part d'entre elles servent à vendre de la camelote, les autres maintiennent un sentiment d'appartenance envers notre société. 

Les images font le jeu du Capital, ou du pouvoir. Elles favorisent l’obédience en conditionnant les consciences d’une classe. Les médias, par exemple, présentent les comportements prescrits sous forme de représentations concentrées du monde, métamorphosant ce qui est de nature complexe en icône toute simple. L'idiot peut ainsi voir la vie et penser la comprendre. Une fois leurs normes intégrées, la répression n’est guère nécessaire là où l’individu, de plus en plus privé de subjectivité, applique une forme d'auto-répression, de refoulement. À cela s'ajoute un facteur aggravant : l’intensité du torrent des images empêche de penser le monde historiquement : elles s'accumulent dans nos mémoires limitées et nous tiennent lieu de passé. De plus, la signification d’une illustration, d’une effigie, d’une représentation, se dissipe, au fur et à mesure où des intérêts contradictoires s’en emparent, au profit d’une multitude d’interprétations fragmentées, le phénomène aboutissant à la perte du sens originel. Par ce flux incessant d’images, la société capitaliste avancée reproduit les inégalités et menace la pensée critique. Les symboles ne dépossèdent pas l’être humain de sa liberté d’action d’emblée : ils peuvent même être temporairement une force lorsque la pratique politique devient collective et rassembleuse, tout simplement parce qu’ils parviennent à saisir une parcelle de la réalité telle qu’elle est. C’est leur sur-utilisation qui, telle la répétition à outrance d’une expression familière, les transforme en clichés et les vide peu à peu de leur substance, facilitant ainsi leur récupération.

La gauche d’aujourd’hui essaie tant bien que mal de jouer le jeu en proposant son propre flux de représentations : patchs à slogans remâchés, t-shirts d’idoles déchues, affiches vintage d’évènements devenus mythiques pour un paquet de jeunes en quête d’identité, le tout laissant poindre un folklore suranné. La gauche se reconnaît ainsi. L'omniprésence des images a son corollaire négatif en politique, à savoir l'absence de lutte réelle. L'imaginaire des militant-es entretient l'illusion qu'un mouvement politique est de facto existant lorsque son symbole est porté. Mais c'est précisément cette valeur de distance figée dans la représentation qui révèle l’immobilisme du sujet : l'individu se cantonne dans un rôle passif au détriment d'un passage à l'action qui est à la base même de tout progrès historique. 


Le carré comme encadrement 

En 2005, le carré rouge n'a pas causé de problèmes majeurs. Voté en congrès alors que le mouvement de grève avait le vent dans les voiles, le symbole a été rapidement adopté par un large segment de la population étudiante, pour qui sa signification était fort simple : j'appuie la grève. C'est sans résistance qu’il s'est donc imposé et sa popularité a engendré une certaine euphorie. On avait l'impression que la défaite était impossible à mesure que les carrés se décuplaient. Mais il a pris une telle ampleur que son unité apparente faussait la réalité d’un mouvement morcelé, faible et embourbé. Sa production en série a décalé cette image par rapport à la réalité du niveau de conscience de ses supporteurs.

Les icônes vieillissent très vite et très mal. La grève de 2005 n’était même pas terminée que déjà le symbole perdait son sens réel parmi les gens qui le portaient. Il avait même fait sa niche, ô surprise!, à l'Assemblée Nationale, arboré par Pauline Marois, elle qui était ministre de l’éducation lors de la grève de 1996. Il n’y avait alors plus de limite. Le sens véritable du symbole (la grève de la CASSÉE) était déjà récupéré à peine quelques semaines après son adoption. Un symbole est si facile à porter pour les parlementaires, mais construire un mouvement de grève réel sort complètement de leurs possibilités. Dernièrement, le fond a été officiellement atteint : la Fédération Étudiante Collégiale du Québec (FECQ) a adopté en congrès le symbole du carré rouge pour sa campagne.

On observe que la jeunesse militante arbore le tissu écarlate à peu près automatiquement. Il est comme une pièce de musée poussiéreuse dont la signification échappe même à ses commissaires. Évidemment, de plus en plus de gens qui le portent étaient trop jeunes en 2005 pour avoir participé au mouvement de grève. Du fait que le carré rouge n’est pas incarné dans un moment précis, un épisode donné, mais bien qu’il soit parvenu à traverser le temps pour devenir une sorte de logo officiel, ceux et celles qui l’épinglent répètent inconsciemment les erreurs du passé. 

Le pouvoir de sensibilisation initial du carré rouge, aussi minime fut-il, s’est renversé contre les idées progressistes que le mouvement portait en lui. Dans un contexte de démobilisation généralisée, les individus qui affichent des symboles militants deviennent des caricatures et se brûlent aux yeux de la population qui a toujours l’étrange impression qu’une clique veut la mettre en grève. Conséquemment, les stigmatisé-e-s se ghettoïsent lentement jusqu’à perdre la base de vue. Les militant-e-s finissent par avoir leurs propres lieux de vie, en général des locaux isolés. Ils fuient la dure réalité et les rapports sociaux extérieurs à leurs proches cercles, pourtant si nécessaires au travail militant, pour se réfugier entre semblables, réduisant du coup leur visibilité et leur compréhension du monde. 


Sortir du carré, briser le cercle 

Abandonnons le carré rouge. Il est devenu vide. À la place, il faut renouer avec le langage politique, les dialogues, les mots d’ordre, les débats, les discours, name it! Toutes ces formes d’expression exigent une réflexion préalable et favorisent donc la résurgence des subjectivités. Les images sont secondaires. Elle servent à appuyer des idées, mais n’arrivent jamais à les dépasser. Au même titre, la main rouge de la campagne Halte à Charest ne peut devenir un symbole fort de notre lutte à la tarification et la privatisation des services publics par sa simple proclamation, quoi qu’en dise la Coalition. Le progrès exige beaucoup plus. Dans la société d’aujourd’hui, un mouvement politique cohérent doit être soutenu par une image qui concorde avec sa praxis réelle afin qu'il ne puisse être récupéré ou interprété malicieusement par des adversaires. Le carré rouge est le symbole de la praxis d’une époque antérieure, qui doit maintenant être dépassée. Les questions liées à l'esthétique du mouvement doivent être posées politiquement et notre réflexion sur ce logo de 2005 est une contribution en ce sens. 


DEUXIÈME PARTIE: L'HISTOIRE DE LA CHICANE ET LA CHICANE DE L'HISTOIRE 

La section historique du texte a suscité, outre les nombreux appuis, des réactions allant de la dénonciation d’un prétendu manque de rigueur scientifique à des accusations de règlement de comptes, en passant par des allégations de tentative de révisionnisme en notre faveur. Plusieurs personnes ont eu des réflexes s’expliquant soit par une volonté de défendre leur propre intégrité ou, sinon, par le rejet de notre vision libertaire. Malheureusement, toutes ces réserves se sont plus souvent exprimées par un repli défensif que par un discours positif et n’ont pas été réellement explicitées, en dépit des promesses de réponses publiques, à ce jour encore attendues. Il importe malgré tout de prendre les devants pour rappeler ce qu’implique notre analyse politique. 

Il existe une asymétrie dans l'histoire du mouvement étudiant. Toutes les tendances politiques eurent des conflits, internes ou externes, qui se limitèrent trop souvent à des bruits perdus au lieu d’être consignés. La pensée se dégageant de l'analyse exposée ici peut sembler nouvelle, mais elle est en latence depuis plusieurs années. Le Mouvement pour le Droit à l’Education (MDE) est mort dans la discorde. Une des tendances qui le composait n'a pas colligé les analyses du moment et n’a pas vu de ses actrices ou acteurs rédiger un mémoire de maîtrise. Les sites Internet où les prises de position ont été exposées, attaquées puis défendues n’existent plus. La valeur de notre analyse repose donc en bonne partie sur notre mémoire. Pour permettre aux intéressé-e-s n’ayant pas pris part aux évènements décrits de les vivre au moins intellectuellement, les personnes au sein du groupe qui ont vécu les moments marquants évoqués dans notre texte ont été mises à contribution. Un processus d’écriture véritablement collectif, du début à la fin, a suivi. Il n’est pas ici question d’un texte rédigé par une personne, puis accepté par un groupe. Le partage de documents par Internet a été utilisé, pour permettre à plus d’une vingtaine de personnes d’écrire, de corriger et de débattre simultanément sur les textes en production.

Ce sont les personnes de FEC assez âgées pour avoir milité dans le mouvement étudiant de 1995 à 2001, armées de leur vécu, de leur culture politique et de leur grille d’analyse, qui ont informé les plus jeunes du lien entre la fin du MDE et la naissance de l’ASSÉ. En contrepartie, ce sont les plus jeunes du groupe qui ont dû expliquer à celles et ceux qui s’étaient éloigné-e-s du mouvement étudiant quelles avaient été les raisons de l’échec de la grève de 2007. Vu la fraîcheur des événements, des personnes ont été agacées par l'angle d'analyse retenu, puis choquées par le terme maximaliste employé afin de décrire l’attitude de plusieurs militants et militantes de cette époque. Beaucoup sont encore présents et présentes dans le milieu (dans FEC, notamment) et méritent le respect. Mais l'analyse des échecs est nécessaire, même si elle est douloureuse. Le but de l’exercice n’est pas de faire un procès, sinon à une tendance.

Puisqu’il n’y a pas d’Histoire unique mais bien une multitude d’histoires aux qualités variables s’affrontant entres elles, l’analyse historique est en quelque sorte un combat pour la vérité qui ne finit jamais et qui, à chaque étape de son développement, engendre des retours du refoulé. Revoir le passé à la lumière du présent fait resurgir les conflits d'hier, éveille des réminiscences et repolarise les opinions. Une démarche historiciste est pourtant essentielle à tout projet politique visant le dépassement de nos conditions actuelles. Dès le départ, FEC a pris la mesure de cette obligation et de l’inconfort que provoqueraient ces résurgences malséantes pour quelques individus, mais éclairantes pour un mouvement politique large en devenir. 

Que cette analyse ne fasse pas consensus est sain. C’est dans la confrontation des idées que l’on peut apercevoir la vérité et non dans une objectivité qui se présenterait à nous immédiatement. Espérons que ce travail, bien que petit, orienté et difficile dans les délais fixés, ait la force de faire parler et de faire penser. Son objectif est d’amorcer un dialogue avec d’autres étudiantes et étudiants critiques. Les réticences et la difficulté de prendre position dans le débat en question viennent peut-être du fait que, signe de notre époque, notre connaissance de l’histoire est en perte de vitesse. Or, même si une personne n’a pas de connaissances historiques solides, il y a nécessité de permettre qu’elle puisse trouver une manière de les acquérir en vue de prendre position pour éclairer ses actions. C’est dans cet esprit que nous avons oeuvré, même si le texte a plutôt engendré un phénomène de distanciation, pas toujours critique.

Certes, la tâche accomplie est encore insuffisante, d’où l’initiative de cette réponse préventive. Mais il est à signaler que les textes de réflexion disponibles, en particulier ceux de Benoît Marsan « Pourquoi le syndicalisme étudiant », Alexandre Marion « Mémoire sur la mise sur pied de l'Alternative pour une Solidarité Syndicale Étudiante », Héloïse Moysan-Lapointe « L’ASSÉ depuis sa création », François Baillargeon  « Battons le fer quand il est chaud! » et Benoît Lacoursière « Le mouvement étudiant au Québec de 1983 à 2006 » ont tous été lus avant d’aborder le sujet. Ces écrits représentent la tendance dominante de l’ASSÉ à sa fondation. Il y a entre nous bien des similitudes et des divergences. Comme eux, nous reconnaissons l’importance des organisations de masse, mais, en parallèle, nous remettons de l’avant le rôle des groupes d’affinité. Aujourd’hui, c’est l’un et l’autre de ces modes d’organisation et d’action qui sont remis en question et le mouvement s’en trouve affaibli. 


TROISIÈME PARTIE: LE PIÈGE DES GRANDS REGROUPEMENTS  

Une portion de Bases préliminaires portait sur la critique à l’égard des grands regroupements (GR) comme la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, la Marche Mondiale des Femmes (MMF) et la Table des partenaires universitaires (TPU). La thèse soutenue était celle de la nécessité de réévaluer la participation de l’ASSÉ aux instances de ces groupes de pression, en vue de recentrer les efforts sur la préparation de la grève, seul gage d’un rapport de force à la hauteur de nos ambitions vis-à-vis du gouvernement. Le manque de clarté entre notre critique tranchée et notre piste de solution plus nuancée a suscité plusieurs réactions, relevant ainsi une faiblesse du texte. Il est nécessaire d’y remédier. 

Les GR dont il est question réunissent des organismes communautaires et syndicaux en vue de créer un rapport de force supérieur contre un adversaire commun : le gouvernement. Leurs constitutions exigent d’établir des revendications identiques issues d’un compromis mutuel et un plan d’action commun. Cette tactique n’est conciliable avec le syndicalisme étudiant de combat que si elle rallie des forces réelles conduites par la démocratie directe. Ce n’est présentement pas le cas. Si nos constats quant au mouvement étudiant sont inquiétants, ils le sont davantage en ce qui concerne les autres organismes membres des GR. 

Une forte majorité de ceux-ci sont en rupture profonde avec leur base. Les organismes communautaires ont été progressivement réduits à leurs rôles de dispensateurs de services à une clientèle particulière. La démocratie représentative qu’ils privilégient a délégué le pouvoir de leurs membres et de leurs bénéficiaires à leurs employé-e-s qui, telle une fonction publique à rabais, produisent des services pour l’État dans une dynamique de sous-traitance. Les organismes tirent alors leur légitimité de la reconnaissance gouvernementale et de l’expertise de leur permanence salariée. Ce phénomène de professionnalisation et de bureaucratisation a mis au rancard la mobilisation, l’éducation populaire et la démocratie directe qui sont pourtant les seules garantes d’un mouvement de lutte sociale puissant. Ce n’est pas un hasard si les dernières décennies ont été aussi pauvres en gains.

Sur ce plan, l'ASSÉ fait figure d’exception, dans ses principes comme dans sa pratique. C’est pourquoi ses rapports avec des organismes opposés à ses stratégies ne peuvent qu’être passagers et stricts. Contribuer activement aux GR constitue dès lors un piège pour le mouvement étudiant combatif : en s’impliquant dans les coalitions, il doit intégrer les orientations de celles-ci aux siennes, ce que ces dernières ne peuvent faire en retour. En parallèle, des éléments fondamentaux qui le définissent, tel que le principe de démocratie directe, peuvent difficilement être admis et sont soumis aux impératifs des GR centralisés. Le plan d’action étudiant aussi se retrouve à la remorque de celui des GR plutôt que de dépendre des assemblées générales et comités de mobilisation locaux. C’est d’ailleurs un cercle vicieux : plus l’action des GR se fait en rupture avec la base et plus le plan d’action de l’ASSÉ est calqué sur celui des GR, moins les étudiants et étudiantes ont envie et besoin de prendre part à l’élaboration du plan étudiant, et ainsi de suite. De toute façon, la participation active de cette population n’a, dès le départ, pas été encouragée puisque la date limite imposée pour soumettre des propositions au plan d’action précédait la rentrée collégiale. La voix des membres des associations locales a de facto été exclue. 

Afin de conserver une cohérence minimale avec les principes et revendications de l’ASSÉ, les représentants étudiants et représentantes étudiantes (au sujet de l’utilisation de ce terme, voir la conclusion) doivent donc travailler d’arrache-pied pour radicaliser les positions et actions des GR. Par exemple, beaucoup d’efforts ont été déployés dans le simple but de cosigner le manifeste de la TPU, qui n’a eu aucune portée mobilisatrice. Alors que ces représentantes et représentants tentent d’insuffler les principes de l’ASSÉ dans les instances et comité de travail des GR, la base étudiante participe toujours aussi peu à la lutte contre le dégel imminent des frais de scolarité. 

Un isolement de l’ASSÉ vis-à-vis des organisations syndicales et communautaires n’est pas souhaitable, pas plus qu’une compartimentation des luttes des différents mouvements sociaux. Au contraire, nous percevons d’un oeil positif la solidarité entre ces différents groupes et la mise en commun des forces opposées au gouvernement. Toutefois, on ne peut ignorer le piètre état de la mobilisation des bases des syndicats et des organismes communautaires. La stratégie étudiante de lutte contre le dégel des frais de scolarité doit en tenir compte et être prise en charge par une base solide. Soyons honnêtes, les étudiantes et étudiantes ne sont absolument pas en posture pour redynamiser l’ensemble des luttes sociales. 

À la suite de l’éphémère mobilisation de la Coalition, culminant avec la manifestation post-budgétaire du 1er avril 2010, les grandes centrales syndicales et les fédérations étudiantes proches du Parti Québécois ont senti le besoin de récupérer ce remuement en créant l’Alliance sociale. Disposant de moyens nettement inférieurs, la Coalition s’est vue contrainte à travailler de pair avec ce géant, sous peine d’être tassée de la sphère médiatique. Des pressions internes de la part des syndicats membres des grandes centrales ont également été exercées en ce sens. Ce partenariat avec la FECQ-FEUQ peut difficilement être le bienvenu dans le spectre gauche du mouvement étudiant. Pour mieux faire passer la pilule, on la dilue, en tentant de négocier des balises au look respect-dans-la-différence comme condition de participation à la manifestation commune. L’initiative de l’ASSÉ et de la Coalition de prendre des arrangements quant à la durée de la manifestation, à la place médiatique qu’occuperont les porte-paroles, au nombre de pancartes pré-fabriquées ou au degré de cordialité du service d’ordre sert d’abord et avant tout à s’assurer de l’esthétique contestataire de la manifestation afin de ne pas trop décevoir les étudiantes et étudiants. Mais l’essence de la manifestation n’est en rien changée et mérite qu’on s’attarde particulièrement aux intérêts des groupes réformistes participants... ainsi qu’aux partis politiques impliqués. Au même titre, dans le cadre de la Coordination québécoise de la MMF, plusieurs balises contraignant les actions de perturbation ont été développées par crainte de mettre en danger les fonds publics octroyés aux groupes participants: « l’objectif n’est pas en soi de déranger, mais de permettre au mouvement féministe de signifier son désaccord profond avec les orientations politiques actuelles et de gagner nos revendications » (Proposition de position sur la diversification des moyens d’action, CQMFF, 2010). 

Donc, dans un contexte où plusieurs associations membres de l'ASSÉ n'ont pas réussi à obtenir un vote de grève en novembre dernier et où plusieurs d’entre elles ont une vie démocratique défaillante et une faible base militante, nous suggérons de nous limiter à un appui symbolique des campagnes menées par les GR, afin de permettre une latitude nécessaire à la critique de leurs stratégies du point de vue de nos principes d’action. L'ASSÉ n'y perdra pas grand-chose, elle qui a su développer des pratiques adaptées à la condition étudiante. Pour mener à terme une bataille contre le dégel des frais de scolarité, nos forces doivent être déployées dans l’élaboration et l’exécution de plans de mobilisation sur les campus, une radicalisation des moyens et du discours ainsi que le développement de stratégies audacieuses qui ne répètent pas les erreurs du passé. Et c’est à la base que doivent se faire ces débats, dans les comités de mobilisation et les assemblées générales, pas dans les instances de coordination nationale. 


QUATRIÈME PARTIE : UNE ÉTHIQUE MALSAINE DU TRAVAIL MILITANT  

Un sujet tabou du militantisme de notre époque, manifesté à la suite de la publication du texte, doit être abordé: le dogmatisme et l’hostilité à la réflexion théorique par une frange auto-proclamée plus activiste. Quelques personnes super-militantes, omniprésentes dans les hautes sphères du mouvement étudiant combatif, ont choisi de s’attaquer à la crédibilité des auteur-e-s à l’aide d’une rhétorique inquiétante. Au lieu d’entrer en dialogue critique avec nos thèses, elles s’en sont pris aux signataires, accusé-e-s de ne pas fournir une somme de travail équivalente à la leur. Cela sous-entend que le premier critère pour juger de l’opinion d’une personne est la force quantitative de son labeur bien avant la force qualitative de ses critiques et de ses réflexions. Assurément, le travail militant étudiant se fait actuellement dans des conditions difficiles. Cependant, le quota de travail accompli ne peut en aucun cas servir d’abri à la critique de ce travail, ni à discréditer une opinion sur la base de l’identité de l’individu qui l’exprime. 

Sournoisement, le refus de ces personnes super-militantes de se questionner sérieusement sur ce qui rend les comités de mobilisation non-attrayants à la majorité de nos allié-e-s potentiel-le-s les transforme en boucs-émissaires. En plus d’instaurer un climat malsain et moralisateur dans nos rangs, la démobilisation est expliquée par un simple manque de volonté personnelle, évacuant du coup toute la complexité du problème. Pire, en retenant cette explication, on accentue le phénomène de séparation entre les personnes militantes et les « autres », entre celles qui agissent et celles qui « ne font rien », celles qui savent et celles qui « ignorent ». 

Lors du dernier congrès de l’ASSÉ tenu en décembre, des commentaires révélateurs de cette tendance ont été entendus. Cette intervention d’un délégué est d’ailleurs typique du discours ambiant dans le milieu : « Tsé, c'est ça l'idée, y faut qu'on se regarde nous même. Qu'est-ce qu'on a fait? Est-ce qu'on en a fait assez? Pis si ça a échoué à mon sens, c'est juste parce qu'on n’en a pas fait assez. Faut juste se dire, on va en faire plus pis on va en faire encore plus pis on va en faire toujours plus. C'est comme ça que ça fonctionne pis y faut s'dire ''Ben coudonc nos études... une autre fois''.» 

Ce n’est surtout pas avec cet esprit de sacrifice messianique hérité de la culture judéo-chrétienne que l’effervescence se manifestera dans les assemblées générales et les comités de mobilisation. À travers ce type de propos, on observe les lacunes en matière d’autocritique de notre mouvement. Le travail intellectuel est laissé de côté. On se livre ainsi à un jeu de régurgitation d’un discours pré-mâché, à un concours de « tractage » et de tournées de classes. Une fois de plus, cette tendance s’illustre dans le discours dominant: « C'est ça qu'on a besoin...On a besoin de plus de mobbeux, plus de mobbeuses, qui sont là plus souvent pis encore plus souvent pis toujours plus souvent pis si j'suis venu trois jours la semaine passé, y faut que j’en vienne quatre la semaine prochaine. » 

Ce que l’on remarque à travers ces paroles, c’est que la somme d’ouvrage accomplie est placée comme dénominateur commun, comme l’explication fondamentale de notre force ou notre faiblesse. Prioriser le quantitatif sur le qualitatif pose de graves problèmes. Implicitement, cela sous-entend que la méthode de travail est bonne a priori : elle n’a pas à être soumise à un examen critique, car le succès ne devrait passer que par la reproduction (intensifiée) de ce que l’on fait déjà. Pourtant, si quelqu’un ou quelqu’une reçoit le journal Ultimatum et n’est pas convaincu-e après une première lecture, il ou elle ne le sera pas plus en obtenant 14 copies grâce à l’empressement machinal d’un plus grand nombre de « mobbeux » et de « mobbeuses ». De plus, lorsque le militantisme ressemble davantage à une reproduction mécanique de tâches suivant la même logique que l’on subit déjà au travail, peut-on vraiment blâmer nos allié-es potentiel-les de ne pas vouloir se lever à 7h00 tous les jours de la semaine pour venir « tracter »? Métro, mob, école, mob, boulot, travaux... dodo? L’idée que des militantes et militants puissent en venir à se sentir dépossédé-e-s de leur propre travail de mobilisation est-elle envisagée par les activistes? Est-il plus simple d’accuser de paresse les personnes qui ne tolèrent pas le masochisme dont ces quelques rares individu-e-s font preuve? Combien de comités de mobilisation ne sont plus qu’une instance de gestion de tâches sans réelle réflexion en profondeur sur la stratégie? Combien de ces tâches ne consistent-elles plus qu’à mettre des noms sur des plages horaires? Est-il normal de mesurer le succès d’un comité de mobilisation sur sa capacité à remplir une grille horaire? La décision de voter pour ou contre la grève se base sur des réflexions d’ordre qualitatif avant tout, et le travail politique, comme l’autocritique, doivent s’orienter dans le même sens. Se perdre dans des questions strictement quantitatives nous place en décalage par rapport à la réalité sur les campus et, nécessairement, nous éloigne des conditions victorieuses. 

Il y a de quoi s’inquiéter quand on voit une personne active du comité de mobilisation de l’UQAM commenter ainsi sur notre blogue: « rassembler les forces nationales sérieuses, allez donc le faire au lieu d'écrire des textes de réflexion » (1). Utiliser l’antithèse entre pratique et théorie pour dénoncer cette dernière est un vieux réflexe digne d’un anti-intellectualisme primaire trop bien connu par les activistes. Il ne peut que signer l’arrêt de mort politique. D’une part, il conduit à un dogmatisme inefficace sur le plan pratique. D’autre part, il nie que seule la réflexion théorique peut remettre sur pied une praxis déficiente. La prochaine grève étudiante sera des plus exigeante puisque menée dans un contexte de cynisme politique et de démobilisation généralisée. Le discours de droite est plus virulent que lors des grèves de 2005 et de 1996 et cela transparaît sur les campus. Le discours de la gauche critique, ainsi que sa stratégie globale, sont plus difficiles à bâtir qu’auparavant et la préparation théorique que cela implique ne peut qu’être à la hauteur de l’ampleur des enjeux pratiques que notre époque impose pour envisager la victoire. 


CONTRER LA DÉGÉNÉRESCENCE 

Le phénomène de bureaucratisation à l’ASSÉ s'exprime de deux manières. D'une part, il y a centralisation des tâches au sein de l'exécutif et d'un cercle restreint de personnes qui gravitent autour. Apparemment, ces gens sont maintenant perçus comme de véritables représentants étudiants et représentantes étudiantes. La constatation en a été faite au congrès du 4 décembre, au vu de la fréquence à laquelle ce terme était mentionné pour désigner les élu-es de l’ASSÉ, alors qu'on parlait plutôt de délégué-e-s il n'y a pas si longtemps. Ce glissement sémantique n'est pas anodin car le terme représentant dénote une fonction propre à la démocratie représentative alors que celui de délégué, au contraire, se rapporte à une conception de la démocratie directe et participative, telle que prônée théoriquement par l’ASSÉ. Ce « malentendu » s’explique peut-être par le fait que ce sont les mêmes personnes qui participent aux tâches organisationnelles les plus prestigieuses, créent le discours de l’ASSÉ et en possèdent largement les moyens de diffusion, choisissent les gens qui donnent les formations et les gens à qui elles font appel pour des tournées dans les associations, sont présentes dans les médias et dans les instances des grands regroupements auxquels participent l’ASSÉ, etc. 

D’autre part, il y a ces militantes et militants que l'on se plaît à appeler les mobbeux et les mobbeuses. L’utilisation de ces néologismes opère selon une dynamique semblable à celle évoquée précédemment puisque ces mots expriment, dans l'imaginaire, le même type de séparation. Ils réduisent le travail de ces militants et militantes à celui d'exécuter des tâches de mobilisation, de diffuser sur le terrain un discours qui a été produit par les représentantes et représentants mentionné-e-s auparavant et donc, les exclut de la réflexion critique que toute bonne militante et tout bon militant possède pourtant. Il y a d’ailleurs un rapport inversement proportionnel entre la fréquence d’utilisation de ce terme et le niveau des mobilisations. Mais la séparation largement acceptée entre les «cadres» et la «main-d’oeuvre» est un boulet caractéristique d’une division du travail qu’il faut dépasser. 

Cela a été affirmé dans les Bases préliminaires et nous le réitérons: l’ASSÉ est l’organisation nationale la plus à même d’appuyer l’établissement de bases combatives nécessaires à une grève générale illimitée victorieuse. Mais procéder à la critique de son état actuel le plus rapidement possible est nécessaire. Les éléments qui ont fait la force de l’ASSÉ dans l’histoire contiennent aussi ses faiblesses à l’état latent. La constitution d’un syndicat de masse a permis d’élargir l’organisation du mouvement mais aussi la mise en place les fondements de la séparation actuelle. L’urgence est à la réflexion et à l’action pour contrer sa dégénérescence et la sortir du gouffre dans laquelle elle s’enlise.